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Thomas Lagoarde Segot : « Il serait temps pour les acteurs économiques de se rassembler »

Thomas Lagoarde Segot est chercheur au sein de Kedge Business School, auteur de plusieurs livres dont l’un paru en 2015 : La finance solidaire : un humanisme économique. Dès 1972, Ignacy Sachs, pionnier de l’écodéveloppement, abordait le capitalisme vert comme condition de sa résilience. Entretien.

Provence Business : Bonjour, pouvez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours ?

Thomas Lagoarde Segot : J’ai grandi entre Aix et Salon et j’ai fait mes études des sciences éco à l’Université d’Aix-Marseille, de la première année de licence jusqu’à l’Habilitation à diriger des recherches. J’ai eu la chance durant mes études de participer à plusieurs programmes d’échanges au Royaume-Uni (avec ERASMUS) ; puis en Irlande, pour mon doctorat. Ma thèse portait sur l’analyse des implications de la globalisation financière pour les pays d’Afrique du Nord. J’ai ensuite été recruté comme enseignant chercheur dans une business school. C’est un environnement très riche qui m’a permis d’exercer mon métier dans de bonnes conditions et de voir de l’intérieur la réalité de l’entreprise et des marchés.

Je suis un macro-économiste, spécialiste des questions écologiques et financières. Dit rapidement, la macroéconomie est une science expérimentale orientée vers la politique économique. Elle cherche à comprendre les relations entre les grands agrégats socio-économiques (l’emploi, la production, les émissions de gaz à effet de serre…) et à analyser l’impact de ces agrégats sur leurs composantes individuelles (les entreprises, les ménages). En économie, comme dans la nature d’ailleurs, « le tout est plus que la somme de ses parties » : ces relations agrégées sont souvent invisibles aux yeux des acteurs économiques, ce qui peut déboucher sur de mauvaises décisions.

En parallèle à mes responsabilités d’enseignement et de recherche à KEDGE BS, j’ai pris en 2019, à la suite de mon mandat de doyen associé, la direction de la commission « finance durable » de la branche française du SDSN, un réseau onusien international dédié au développement durable. Dans ce cadre, je coordonne le réseau PoCfiN, l’alliance pour la finance d’après-crise, un réseau de recherche et d’initiatives internationales placée sous la double égide de KEDGE BS et du Collège d’Etudes Mondiales de la FMSH.

Nous travaillons avec des professeurs, des cabinets de conseils, des décideurs publics et privés, des thinks tanks et des ONG. Notre premier chantier est la finalisation d’un nouveau manuel « monnaie et finance écologique », auquel participent actuellement une quinzaine de spécialistes. Un autre est le développement d’un nouveau courant de pensée économique, la « finance écologique ».

Qu’est-ce que la théorie financière écologique ?

Commençons peut-être par préciser ce qu’elle n’est pas ! La théorie dominante, la théorie « néoclassique », considère les marchés financiers comme des oracles omniscients qui auraient la capacité de découvrir le vrai modèle de l’économie et de le révéler au monde, sous la forme d’un système de prix, dit « optimal ».

Le point de départ de la finance écologique, c’est le constat que cette théorie – qui fonde pourtant les politiques publiques depuis 40 ans – vole en éclat dès lors qu’on fait rentrer des données biologiques ou sociales dans l’analyse. En 2015, le climatologue Will Steffen a démontré, dans une série de graphiques extraordinaires, que les courbes exponentielles du PIB, des IDE, des transports internationaux ont pour miroir l’augmentation, elle aussi exponentielle, de tous les indicateurs de dérèglement du système Terre : émission de CO2, de méthane, l’acidification des océans, déforestation, perte de biodiversité…

Ces graphiques sont la preuve tangible que notre organisation économique et sociale actuelle nous mène vers un futur sombre : crises alimentaires, crises d’accès à l’eau, effondrement des écosystèmes, évènements climatiques extrêmes, destruction des zones côtières, feux de forêts, zoonoses…

Il est donc nécessaire de développer de nouveaux cadres de pensée correspondant à cette nouvelle réalité ; pour faire évoluer nos institutions et nos règles de droit. La théorie financière écologique s’engage sur ce chemin, en important dans le champ de la science économique des critères et des concepts issus des sciences de la Terre.

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Pouvez-vous donner un exemple ?

Nous héritons d’un modèle économique fondé sur la recherche de la croissance du PIB. Il y a eu depuis 1945 des désaccords sur la façon de susciter la croissance, mais ces débats qui ne remettent jamais en question l’objectif de la croissance en tant que tel.

Pourtant, dans la nature, une espèce qui croitrait trop vite ou de façon incontrôlée est condamnée à disparaitre. La survie d’une espèce ne dépend pas de son taux de croissance, mais de sa résilience : c’est-à-dire la capacité de s’adapter ou de se transformer face à la menace d’un choc extrême ou inattendu. Et il est établi de façon incontestable qu’au-delà d’un certain seuil, une croissance incontrôlée d’une espèce amoindrit sa résilience et finit par entrainer sa disparition.

Vouloir limiter la croissance économique peut parait utopique ou dangereux, surtout en période de crise économique… mais en réalité, le PIB est un indicateur très récent, c’est une construction comptable qui répondait aux impératifs de reconstruction industrielle au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale. Les enjeux du 21ème siècle sont très différents et nécessitent de nouveaux indicateurs.

Les investisseurs prennent-ils en compte ce biais? Le niveau de prise en compte est-il mesuré ?

On entend beaucoup parler de « finance verte » aujourd’hui, mais le niveau de prise en compte effective sur le terrain est négligeable. Le coefficient de corrélation entre capitalisation boursière mondiale et les émissions de CO2 est de 0,96, c’est-à-dire que lorsque la bourse gagne 1% ; les émissions de CO2 augmentent quasi-proportionnellement.

Le nœud du problème n’est pas un manque d’éthique chez les investisseurs comme on l’entend souvent. Il s’agit plutôt d’un problème structurel lié à la défaillance de notre système d’information comptable et financier, qui ne mesure, et donc ne préserve, qu’un seul capital : le capital financier.

Cela mène à des absurdités. Prenons l’exemple de la forêt d’Amazonie, poumon de l’humanité. Elle ne rentre dans notre système comptable qu’à partir du moment où on coupe des arbres, c’est-à-dire qu’on la détruit. Et cette destruction n’est pas comptabilisée comme une perte, mais comme une création de valeur.

Ce type de problème est bien connu des macro-économistes. On l’appelle le risque systémique: des décisions, qui paraissent rationnelles au niveau individuel, lorsqu’on les met bout à bout, augmentent l’insécurité générale et l’instabilité. Dit autrement, les problèmes ne sont pas dus à des erreurs de calcul des investisseurs: tous les calculs financiers sont justes. C’est la formule elle-même qui est fausse.

En quoi est-ce novateur ? La finance écologique n’est elle pas la même chose que la finance solidaire ?

La finance solidaire est un secteur sympathique et en croissance, qui rassemble des épargnants et des porteurs de projet qui partagent les objectifs du développement durable (ODD) des Nations Unies. Ces initiatives permettent en quelque sorte aux épargnants de « donner une âme » à leur bas de laine.

Le développement de l’économie sociale et solidaire (ESS), et la prise de conscience des enjeux liés aux développement durable ont, au cours des vingt dernières années, permis de belles réalisations. Je pense par exemple à l’association Terres de Liens qui vous permet, grâce à votre épargne, de lutter contre la spéculation foncière et l’artificialisation des terres agricoles près de chez vous, en participant à l’acquisition de terres pour les agriculteurs.

Mais s’il faut saluer et promouvoir ces initiatives, il en reste qu’elles reposent sur des convictions individuelles dont on voit mal comment elles pourraient faire basculer le système et inverser le système de corrélations dont je parlai tout à l’heure. Le secteur de la finance solidaire reste très marginal, voire confidentiel, si on le compare aux volumes brassés sur les marchés.

L’enjeu du siècle est à l’échelon macroéconomique, et non microéconomique. Vu l’ampleur de la menace climatique, nous devrons probablement faire évoluer certaines règles de droit, des normes comptables, des réglementations prudentielles, mettre sur pied des politiques budgétaires, monétaires et industrielles appropriées, réformer la gouvernance des grandes entreprises, revoir l’architecture financière internationale … L’humanité attend son nouveau Bretton-Woods !

C’est à ce niveau d’analyse, macroéconomique plutôt que microéconomique, que se situe la finance écologique (ndlr de l’auteur  La finance solidaire : Un humanisme économique)

Vous êtes spécialisé dans les domaines de la finance durable, du développement économique et de la transition écologique, en particulier dans le Sud, parlez-nous des initiatives portées par notre territoire en la matière, des réussites et des défis à venir.

Je pense pour comprendre le présent, il faut avoir un bon rétroviseur. Le développement économique du territoire a toujours été lié à son patrimoine naturel extraordinaire ; puis au déferlement, et au reflux, de vagues industrielles.

Prenons les Bouches-du-Rhône comme exemple. Jusqu’à la moitié du XIXe siècle ; la moitié est du département est une terre de paysans qui pratiquent la « trilogie provençale » : le blé, la vigne et l’olivier. On fait aussi des amandiers au bord de l’Etang de Berre ; des abricotiers dans la vallée de l’Huveaune et des betteraves à Gardanne. Au sud, il y a les industries de la pêche, des Saintes-Marie de la Mer à La Ciotat, dont le cœur se situait à Martigues. Cela paraît incroyable aujourd’hui, mais à l’époque, la pêche côtière dans le golfe de Fos était si productive que les pêcheurs la surnommaient le « jardin fleuri de la Méditerranée ». Et l’Étang de Berre fournissait 250 tonnes de poisson par an aux criées de Berre et de Martigues !

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Le département prend le tournant industriel à partir de 1830 : c’est l’apparition des tuileries, les briqueries, l’essor d’une métallurgie liée à la construction navale à La Ciotat, Marseille et Port de Bouc, la production de charbon dans la Vallée de l’Arc …Au milieu du siècle, Marseille devient le premier port français et le cinquième du monde. Pour accompagner ce développement, des investissements publics importants furent nécessaires. Il a notamment fallu mettre sur pied un réseau de transport. Une réalisation impressionnante fut la liaison ferroviaire entre Lyon et Marseille qui a nécessité le percement du Massif de la Nerthe dans les années 1840, un chantier titanesque qui mobilisa près de 3000 ouvriers (italiens pour la plupart) pendant quatre ans !

Cette dynamique industrielle s’accélère rapidement au 20ème siècle. Dans les années trente ; le développement national des industries de raffinage inclut l’étang de Berre. Les infrastructures pétrolières prolifèrent, amenant la création de nouvelles villes à l’est. Durant les Trente Glorieuses, les Bouches du Rhône sont donc un département à dominante paysanne et ouvrière. C’est ce qu’on appelait le « midi rouge ». A cette époque de « modernisation », personne n’anticipait que le déclin futur de ces activités allait laisser des stigmates écologiques importants sur le territoire. Les cours d’eaux (comme l’Arc et ses baigneuses, motif de Cézanne au siècle précédent) et les plans d’eaux (l’étang de Berre des pêcheurs martégaux) étaient perçus comme des déversoirs à déchets…

Et puis progressivement, alors même que ces industries déclinent, la côte méditerranéenne devient une zone touristique. C’est le début de l’héliotropisme. Le développement de réseaux de transports nationaux (comme l’arrivée du TGV il y a 20 ans) puis internationaux, donne un coup d’accélérateur phénoménal. Un nouveau modèle de croissance se fait jour, basé sur la rente foncière, le recours aux capitaux extérieurs et la rhétorique de l’« attractivité territoriale ».

Comme partout ailleurs dans le monde où il a été appliqué, ce modèle de développement conduit, en une génération, à une forte artificialisation de sols, l’augmentation rapide de la population, une crise d’urbanisme, la saturation les réseaux de transports, et créé de fortes inégalités, notamment intergénérationnelles.

Si l’on regarde le territoire non pas sous l’angle des indicateurs financiers, mais sous le prisme 17 objectifs du développement durable des Nations Unies (ville et communauté durable, réduction des inégalités, protection de la faune et de la flore, innovation et infrastructures…), nous avons un long chemin à parcourir.

Il n’y a probablement jamais eu autant de monnaie en circulation sur dans les Bouches du Rhône qu’aujourd’hui. Mais vit-on mieux sur ce territoire aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans? Pas sûr. Prenons le cas du logement. Aujourd’hui, un couple d’ingénieurs avec deux enfants peut accéder, dans le meilleur des cas, sur un crédit à 30 ans, à un logement ouvrier construit par GMF dans les années 1980. Et il m’est arrivé de mettre moins de temps pour me rendre à Paris en TGV que pour faire les 40km entre Aix et Marseille !

Mais parallèlement, de belles initiatives voient le jour. Par exemple, le mouvement des AMAP, référence nationale dans l’ESS, est une innovation provençale. En termes financiers les montants engagés sont ridicules : une AMAP permet généralement à un paysan de s’assurer un SMIC (ce qui n’est pas mal dans cette profession). Mais vu sous l’angle des ODD, les AMAP ont un impact très puissant. Elles permettent de maintenir une polyculture proche des centres urbains, de créer du lien social, de transmettre un patrimoine au générations futures, et accessoirement d’assurer une alimentation d’excellente qualité et à un prix accessible. Je pense aussi à la Roue, la monnaie complémentaire, qui permet de flécher ses dépenses de consommation vers des entreprises de proximité engagées dans une démarche durable ; réduisant de ce fait les émissions de CO2 et dynamisant le réseau de PME/TPE. Il est à espérer que ces initiatives représentent les prémisses d’un nouveau modèle de développement territorial au 21ème siècle.

L’économie de la sortie de crise, la reprise, ne tendra-t-elle pas à renforcer cet « ancien monde » ? En quoi les critères que vous prônez et développez vont-ils s’imposer et dans quel délai ? Y-a-t-il une échelle envisagée dans l’évolution de la prise en compte des questions par les investisseurs ?

Malheureusement je n’ai pas de boule de cristal… Ce qui est sûr c’est que nous sommes entrés dans un contexte d’incertitude radicale : c’est-à-dire un monde fluctuant, instable, et fondamentalement imprévisible.

À l’échelon international, les vulnérabilités financières semblent s’accumuler. Par exemple, les niveaux de valorisation boursière sont aujourd’hui à des niveaux dangereusement élevés. Le ratio de la capitalisation boursière sur bénéfice net se situe à environ 35, plus de deux fois sa moyenne historique et au-delà et de son niveau de 32,6 observé en septembre 1929 ! Paradoxe d’une époque où l’économie s’effondre mais la Bourse, dopée au crédit, s’envole.

Pour maints observateurs, l’économie mondiale est probablement au bord d’une nouvelle crise financière. Les marchés financiers, sont dans une étrange euphorie, inégalée depuis 2008. Or, ce que l’on peut retenir de 300 ans d’histoire économique, c’est que les crises financières germent toujours dans la période d’euphorie qui la précède.

Mais les crises recèlent aussi la possibilité de remettre à plat le système. Le plus bel exemple est probablement la conférence de Bretton-Woods en 1944, dont nous bénéficions encore aujourd’hui des avancées ; ou plus récemment, même si cela est plus technique, l’évolution du statut de la Banque Centrale Européenne qui rend absolument impossible tout défaut d’un Etat membre de la zone euro sur sa dette publique. Cette évolution est le résultat de la crise de la dette souveraine des années 2010, et aurait semblé impossible et hors de propos il y a moins de 10 ans. Le pire n’est pas toujours sûr !

Nos lecteurs sont des entrepreneurs et des investisseurs, que souhaiteriez-vous leur dire ?

Votre question m’embarrasse, car je ne suis moi-même ni l’un ni l’autre ! A la rigueur, je leur dirai de se souvenir du plus grand entrepreneur provençal: le salonais Adam de Craponne, qui fit en 1554, le pari génial de détourner l’eau de la Durance de la Roque d’Anthéron pour donner des fontaines à Salon et irriguer la plaine desséchée de la Crau. C’était une prouesse technique incroyable pour l’époque et nous en bénéficions encore aujourd’hui.

Le canal coule aujourd’hui comme une rivière, mais il est le résultat du génie de cet homme, de la mobilisation des « acteurs » (comme on dirait aujourd’hui) et du travail acharné des provençaux. Peut-être serait-il temps pour les acteurs économiques de se rassembler autour d’un nouveau projet collectif… Par exemple faire de la Provence un territoire zéro carbone ?

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